Raymond Radiguet, incroyable météore des lettres françaises, est mort dans la stupeur générale il y a cent ans. Il venait à peine, âgé de vingt ans, de rencontrer un succès fulgurant avec Le Diable au corps. Un pavé dans la marre littéraire, non pas par sa forme ou son style mais par son sujet : la relation amoureuse entre un adolescent et la femme d’un soldat parti au front en 1914. En cette fin d’année, ce double anniversaire Radiguet est marqué par la parution des œuvres complètes de l’auteur chez Grasset, son éditeur d’alors, mais aussi par une remarquable biographie de Julien Cendres et Chloé Radiguet – nièce du romancier – chez Robert Laffont. De quoi briser bien des lieux communs et redécouvrir le talent d’un véritable phénomène, dont la fratrie s’illustra par son engagement communiste et résistant.
De Raymond Radiguet avant ce centenaire, il n’émerge en certains de nous que de menus souvenirs : on pense à l’extrême jeunesse, à une relation qu’on a dite ambiguë avec Cocteau, et nous revient ce titre, culotté et génial : Le Diable au corps. À relire ce roman aujourd’hui, on est d’abord frappés par la remarquable netteté du texte – concision toute moderne – qui en fait un livre propice au succès comme un roman d’été. L’histoire en est autobiographique : le jeune Raymond a bel et bien vécu durant la guerre un amour avec Alice Saunier, fiancée d’un Poilu exilé sur le front.
Coup d’éclat
A-t-on suffisamment souligné la beauté, l’équilibre de l’incipit du Diable au corps, où tout est dit du drame qui s’élabore ? « Je vais encourir bien des reproches. Mais qu’y puis-je ? Est-ce ma faute si j’eus douze ans quelques mois avant la déclaration de guerre ? Sans doute, les troubles qui me vinrent de cette période extraordinaire furent d’une sorte qu’on n’éprouve jamais à cet âge ; mais comme il n’existe rien d’assez fort pour nous vieillir malgré les apparences, c’est en enfant que je devais me conduire dans une aventure où déjà un homme eût éprouvé de l’embarras. Je ne suis pas le seul. Et mes camarades garderont de cette époque un souvenir qui n’est pas celui de leurs aînés. Que ceux déjà qui m’en veulent se représentent ce que fut la guerre pour tant de très jeunes garçons : quatre ans de grandes vacances. »
On a vanté le rôle majeur de Bernard Grasset, son éditeur, dans le triomphe obtenu par le roman. « C’est la première fois qu’on emploie au profit d’un livre des méthodes réservées aux savons, laxatifs, etc. », grince Maurice Sachs. L’éditeur a en effet investi sur son poulain et lancé une vaste campagne de publicité présentant l’auteur comme « le plus jeune romancier de France ». En mars 1923, il envoie une lettre à quarante et une personnalités parisiennes : « Je me fais la joie de vous adresser les bonnes feuilles d’un roman que je vais incessamment publier, et qui porte comme titre Le Diable au corps. Son auteur, Raymond Radiguet, avait à peine dix-sept ans lorsqu’il écrivit ce roman. Je ne crois pas que depuis Rimbaud qui, à cet âge, avait achevé son œuvre poétique, on se soit trouvé devant un tel phénomène littéraire. »
Depuis, les grandes maisons ont tenté bien des fois de rejouer le tour de tel ou tel « écrivain bébé Cadum », avec plus ou moins de succès. Radiguet lui-même a pris le temps d’analyser cette précocité qui fit couler tant d’encre : « C’est, si l’on y pense un peu, bien du mépris pour les jeunes gens, que de s’étonner parce que l’un d’eux a écrit un roman. » Dans un article publié par Les Nouvelles littéraires, il précise : « C’est un lieu commun, par conséquent une vérité, et point négligeable, que pour écrire il faut avoir vécu. Mais ce que je voudrais savoir, c’est à quel âge on a le droit de dire : j’ai vécu. Ce passé défini n’implique-t-il point, logiquement, la mort ? Pour moi, je crois qu’à tout âge, et dès le plus tendre, on a à la fois vécu et l’on commence à vivre. Quoiqu’il en soit, il ne me semble pas trop impertinent de revendiquer le droit d’utiliser ses souvenirs des premières années avant que soient arrivées nos dernières. »
L’indignation des anciens
L’autre aspect frappant du Diable est qu’un tel roman serait difficilement publiable aujourd’hui. Cent ans plus tard, passerait-il la rampe des sensitivity readers, ces censeurs contemporains à la mode étatsunienne tenus d’expurger la littérature de toute charge négative pour quiconque (le canadien Kevin Lambert, un temps en lice pour le Goncourt cette année, et finalement récipiendaire du prix Médicis, s’est flatté d’y avoir eu recours) ? C’est qu’on s’y retrouve plongé dans une relation entre une femme faite et un garçon à qui elle fait découvrir l’amour. Plus tard, le jeune narrateur arrache un baiser à une étudiante suédoise qui lui fait pourtant non de la tête. Les lecteurs de l’époque ont d’ailleurs bien souvent montré des signes d’effarement devant la cruauté adolescente de ce narrateur, dont la désinvolture en a exaspéré plus d’un.
Mais ce qui a plus que le reste suscité les courroux officiels, c’est la désacralisation de la France combattante. Dans leur biographie Raymond Radiguet, un jeune homme sérieux dans les années folles qui vient de paraître chez Robert Laffont, Chloé Radiguet et Julien Cendres rapportent ce télégramme daté du 15 mai 1923 : « L’Association des Écrivains combattants français proteste contre l’attribution du prix du Nouveau Monde au roman Le Diable au corps de M. Radiguet, qui blesse profondément les sentiments des anciens combattants et présente la Famille Française et la France en guerre sous des aspects faux et odieux. »
Des ligues patriotiques d’hier aux collectifs wokes d’aujourd’hui, on prend conscience de la permanence de la pulsion de censure, et de cette confusion si caractéristique entre la description et la prescription, « entre le registre descriptif du discours, qui dit ce qui est, et le registre normatif, qui dit ce qui doit être », « ignorance de la spécificité de la fiction, laquelle ne relève pas du même mode d’existence que la réalité, de sorte qu’il est absurde de prétendre protéger les plus faibles de la représentation d’une réalité dérangeante comme si on les protégeait ainsi de cette réalité même » [1].
Rivalités d’hommes de lettre
Cette nouvelle biographie est évidemment trop courte : une vie de vingt ans, même profuse comme celle de Radiguet, ne saurait occuper un fort volume. Mais ce qui ajoute à l’intérêt de cette existence foisonnante – et qui fait l’originalité et la force documentaire du livre –, ce sont les recueils finaux de citations sur l’auteur et son œuvre glanées chez Aragon, Gide, Mauriac ou Morand. Bouquet de points de vue pénétrants, justes à chaque fois, dans la cruauté comme dans l’éloge. Voici à propos du Diable deux coups de haches d’Aragon, qui avait rencontré Radiguet dès mars 1919 :
« Tout jeune, sans considération, mais nanti de belles relations, Radiguet venait d’enterrer un petit bagage poétique qui ne lui avait pas valu grand succès ; on oubliait déjà qu’il fût l’auteur de ces quelques poèmes qui passèrent pour cubistes ; il se les était fait pardonner par de petits vers bien insignifiants et réguliers. Plus malin que le directeur de La Nouvelle Revue française, il sut mieux choisir son moment : il profita d’un éditeur disposé à lancer ses auteurs, d’une réclame tapageuse ; il se laissa attribuer un prix par un jury qui aurait pu récuser sa candidature, comme on fait aux tribunaux le témoignage des domestiques ; de plus il fit aux gens le livre qu’ils méritaient. Le Diable au corps en effet est un livre assez bien construit, suivant une recette. La recette du style n’est peut-être pas si bonne que celle de la construction. Si M. Radiguet eût été un esprit un peu plus élevé, son livre eût sans doute été meilleur. Mais le malheur est bien que la pensée en soit toujours vulgaire, et même assez basse. Si autobiographique que soit ce roman, il n’a rien d’humain, de vivant. Quelle portée aurait-il ? Ce qu’on en a pu dire de mieux avait trait au portrait du jeune homme d’après-guerre qu’on y voit. Cela ferait de ce livre un ouvrage documentaire, si tout allait au mieux. Je le tiens pour un document superficiel. […] J’avoue n’avoir pris aucun intérêt aux petites lâchetés particulières de l’écolier du Parc Saint-Maur. »
Projet d’histoire littéraire contemporaine, 1923
« Il paraît tous les jours des romans comme celui-ci, et de bien pires, et si l’on n’eût point par avance crié « Au génie ! » et réclamé pour l’écrivain le privilège du jeune âge, qui est un avantage assez illusoire, peut-être aurions-nous regardé d’un œil plus favorable un ouvrage sans prétention. Mais nous voilà forcés à la sévérité. […] Le Diable au corps est une autobiographie du genre ennuyeux. Cela ne suffirait pas à décrier ce jeune démon s’il n’avait choisi pour s’imposer à l’attention de ses aînés un style affecté, lequel est trop faussement correct pour qu’on s’y trompe. L’emploi constant de l’imparfait du subjonctif ne tient pas toujours lieu de distinction. Il ne saurait excuser les cascades de participes présents, des ambiguïtés et quelques incorrections caractérisées. Mais tout cela est de maigre importance, et nous en ferions volontiers bon marché s’il ne régnait dans cette prose raboteuse un jour gris, pénible à la longue. La vraie fraîcheur que nous promettait la réclame fait ici absolument défaut. Le désir apparent d’atteindre à la finesse psychologique lasse rapidement le lecteur impartial, qu’une culture sommaire ne mettrait pas en mesure de juger l’écriture pauvre et sans invention. Il semble pourtant que M. Radiguet pourrait faire mieux, lui qui a publié en 1918 d’assez jolis poèmes, un peu mièvres. Allons, ce n’est que partie remise. »
« Le Diable au corps », Paris-Journal, 23 mars 1923
À ces intelligentes méchancetés et à bien d’autres du même tonneau, Bernard Grasset répond : « Sans ma publicité provocante, on l’eût peut-être négligé ; n’était-ce pas mieux de tenter de lui conquérir de son vivant la place qu’il occupe aujourd’hui dans les Lettres ! ». François Mauriac, dans Les Nouvelles littéraires du 24 mars 1923, a sur Le Diable des formules géniales : « Mais si tout a été dit des sacrifices, des deuils soufferts, personne encore n’avait décrit avec ce détachement puéril et sur un ton si modéré l’inimaginable indifférence de ceux que la tuerie ne concernait pas ; – indifférence qui, à l’âge où l’on est sans pitié, ne mérite pas que nous nous scandalisions : quel écolier n’adore les catastrophes et ne mettrait le feu au monde pour interrompre la classe ? ». Et Paul Morand bien plus tard, en 1964 : « Radiguet canotant sur la Marne, derrière le front, et faisant l’amour à la fiancée du soldat inconnu, c’était comme une seconde victoire de la Marne, insultant à la première. »
Un jeune homme noceur et sérieux à la fois
En tous cas, à en croire ses biographes, Raymond Radiguet reste de marbre devant le succès comme devant les imprécations. Rien ne lui tourne la tête. Grasset lui verse un salaire mensuel, privilège inouï pour l’époque et pour un écrivain de son âge. Son souhait principal est de se remettre à l’œuvre. Car s’il apprécie la noce et la fréquentation des étoiles du moment, notamment au Bœuf sur le Toit, le jeune homme sait garder la tête froide et s’astreindre à un labeur rigoureux.
On imagine comme cette existence eût été riche de chefs d’œuvre si la fièvre typhoïde n’avait emporté l’écrivain. Combien de joyaux aurions-nous gagnés s’il avait vécu ne serait-ce que cinq ans, dix ans de plus, dans cet entre-deux-guerres où se côtoyaient fêtes et périls ? Car Radiguet travaillait beaucoup, se montrait diablement productif, multipliait les genres, s’adonnait à de fécondes collaborations et, tout défenseur du classicisme qu’il était, touchait à tous les registres, comme on s’en rend compte en parcourant l’édition définitive de ses Œuvres complètes reparues chez Grasset.
Chloé Radiguet et Julien Cendres consacrent un chapitre à ses déplacements et villégiatures où il est, la plupart du temps, accompagné de l’encombrant Jean Cocteau. Ce dernier a jeté dès 1919 son dévolu sur Raymond : intronisation mondaine, éloges tonitruants, scènes de jalousie. On a longtemps supposé une relation intime entre les deux hommes – Radiguet serait d’ailleurs « d’orientation bisexuelle » et aurait eu avec lui une « liaison », croit savoir Wikipédia. Problème : c’est faux. Interrogés sur ce point par Commune, ses biographes sont formels : « Radiguet aimait beaucoup les femmes – qui, jeunes ou moins jeunes, le lui ont bien rendu. Certes, il fréquentait nombre d’homosexuels dont Georges Auric et Max Jacob, qui tinrent une grande place dans sa vie ; mais il n’y eut jamais entre eux l’ombre d’une ambiguïté. Si Cocteau avait eu une liaison avec Raymond, sans doute aurait-il moins souffert et aurait-il moins accablé le jeune homme de crises de jalousie spectaculaires… Comment savoir d’où Wikipédia tient ses « certitudes », et quelle confiance peut-on accorder à des informations non sourcées ? ».
L’intrusif Jean Cocteau
Après le triomphe de son premier livre, Raymond Radiguet prépare un deuxième coup de théâtre. Cette fois, il s’attèle à la figure classique du triangle amoureux, inspiré de La Princesse de Clèves de Madame de Lafayette. Nous voilà propulsés dans la haute société, ses promenades en bord de Marne et son oisiveté joueuse. On songe à Gide commentant – pour le refuser – le manuscrit de La Recherche : « C’est plein de duchesses. » Radiguet décrit à sa manière, faite de légèreté et d’intelligence, les coutumes qui régissent la sociabilité dans le grand monde. Il y a là une véritable conscience de classe : « L’Internationale est scellée depuis longtemps, mais pas où l’on croit », note le narrateur.
Cocteau a des phrases très fortes sur Le Bal du Comte d’Orgel en train de s’écrire : « Le nouveau livre de Radiguet part d’une façon prodigieuse. C’est sur le gratin : plus beau que Proust et plus vrai que Balzac. » Puis, plus tard : « Radiguet nous a lu les 100 premières pages de son livre. C’est une merveille. Il y a l’historique d’une famille de colons à la Martinique, d’une drôlerie, d’une poésie, d’une vérité incomparables. » Ces éloges ne sont pas entièrement gratuits. Bernard Pingaud, dans l’édition Folio Gallimard du roman, souligne que « du début jusqu’à la fin, Cocteau a pris une part active à la rédaction du roman. »
Certains sont allés jusqu’à en faire un texte écrit à quatre mains. Or, comme l’indiquent Julien Cendres et Chloé Radiguet à Commune, « Raymond Radiguet a écrit trois versions successives du Bal du comte d’Orgel sur des cahiers d’écolier, puis il a dicté la troisième à son ami Georges Auric venu avec sa machine à écrire à Piquey, où ils étaient en villégiature avec plusieurs amis. Radiguet a reçu au mois d’octobre les premières épreuves du Bal, qu’il a corrigées. Il est mort avant de recevoir les secondes épreuves, que Bernard Grasset a confiées à Joseph Kessel et à Jean Cocteau. Le premier est intervenu d’une main légère – coquilles, fautes d’accord, etc. – mais en respectant le texte ; le second, se laissant emporter par un élan discutable, est abondamment intervenu sur le texte lui-même. Dans notre édition définitive des Œuvres complètes, figure la version de Raymond Radiguet – avant toute intervention extérieure… ».
Le goût du classicisme
De ce magnifique Bal, donnons cette fois l’excipit, frappant et ramassé : « Debout dans le chambranle de la porte, Anne était beau. N’accomplissait-il pas un devoir d’une frivolité grandiose, lorsque, sortant à reculons, il employa, sans se rendre compte, avec un signe de tête royal, la phrase des hypnotiseurs :
— Et maintenant, Mahaut, dormez ! Je le veux. »
Ce deuxième roman subtil entérine l’inclination de Radiguet pour le classicisme. Dans Le Bal du Comte d’Orgel, l’auteur n’éprouve aucun besoin de décrire son époque. Il cisèle dans le marbre de l’imparfait du subjonctif une relation d’amour éthérée. Le critique Albert Thibaudet note, parmi ses louanges, dans La Nouvelle Revue française : « Le défaut est celui-ci : nous sommes beaucoup plus occupés à admirer l’intelligence du romancier qu’à sympathiser et à vivre avec ses héros. ».
Par ses choix esthétiques, Radiguet ouvre à son corps défendant un deuxième front, sur sa gauche cette fois : nulle avant-garde formelle et pas l’ombre d’une révolte sociale ne trouvent place dans ces pages. Ni d’ailleurs dans la vie de l’auteur : Julien Cendres et Chloé Radiguet détaillent l’étendue de son carnet d’adresse et les plaisirs qu’il tire d’une vie frivole auprès des grands noms de l’époque. « Il est manifestement très attiré par un milieu socio-culturel au-dessus du sien », souligne auprès de Commune Pierre Gillon, président du Vieux Saint-Maur, société d’histoire et d’archéologie de Saint-Maur-des-Fossés. Ce talent précoce fils d’un caricaturiste de presse et d’une institutrice serait-il dans l’âme un conservateur ?
Certains l’ont prétendu. Roger Nimier, dont on a fait le chef d’un mouvement littéraire de droite des années 1950 et 1960, les Hussards, s’est vu une parenté de valeurs avec l’auteur du Bal. Pourtant, Raymond a fait ses premières armes en publiant une saynète dans Le Canard enchaîné en mai 1918, « journal anti-jusqu’auboutiste et anti-Barrès ». Et l’histoire familiale de Raymond chante une tout autre chanson. Comme le souligne Pierre Gillon, le père, Maurice Radiguet, travaillait entre autres pour Le Peuple, organe de la CGT. Et Raymond était l’aîné d’une fratrie nombreuse qui s’est engagée à gauche toute.
Une fratrie sous le signe du communisme
La famille Radiguet vit à Saint-Maur-des-Fossés, banlieue de l’Est parisien. Les quartiers du Parc Saint-Maur et de La Varenne, mentionnés dans Le Diable, sont plutôt bourgeois, ou petit-bourgeois. « Mais l’aisance y côtoie de nombreux employés et artisans qui sont simples locataires », précise l’historien de Saint-Maur Pierre Gillon. « Les quartiers plus éloignés des gares comme La Pie sont pour longtemps des quartiers ouvriers, de pauvre à carrément indigent, mais ce n’est pas non plus le pire autour de Paris. Raymond Radiguet ignore les extrêmes : la pauvreté de La Pie comme la richesse relative de certaines parties de La Varenne. Il vit dans un secteur central de Saint-Maur, très favorisé par ses commodités de transports et d’équipements. »
Dans cet univers, Paul, frère cadet de Raymond né trois ans après lui en 1906, adhère aux Jeunesses communistes en 1923. Il prend d’importantes responsabilités au Parti, alors en pleine bolchevisation, puisqu’il devient membre du Comité central en 1929. Envoyé en Algérie, il participe activement aux luttes anticoloniales, puis se voit exclure du Parti en 1935. Depuis « l’affaire Barbé-Célor » (1931), les exclusions spectaculaires sont courantes au sein d’un PCF stalinisé. Jean s’engage ensuite à la CGT et devient Secrétaire départemental du syndicat dans le Cher. Il milita et resta toute sa vie fidèle au Parti, comme s’en souvient sa fille Chloé.
Jean Radiguet, né en 1922, a été employé de librairie et membre des Jeunesses communistes dès 1936, comme l’indique Pierre Gillon qui a retracé les vies de deux frères Radiguet en analysant les dossiers de demande de reconnaissance de la qualité de résistant déporté mort pour la France, présentés dans les années 1950 par leur mère, Jeanne-Marie Radiguet. « Jean entre en 1941 dans la résistance FTP, chargé de la propagande. Chef de secteur, il forme des groupes clandestins et organise des actes de sabotage et des manifestations. Il y participe à Vincennes, à Saint-Maur et alentour. Arrêté début 1943, il reconnaît ces actes. Il est interné à Fresnes puis déporté avec son frère au Struthoff puis à Dachau, et transféré seul à Nordhausen, camp d’extermination des malades. Il y meurt en mars 1945. »
Enfin, Robert Radiguet, dernier de la fratrie que Raymond n’a pas connu (il est né en 1924), assiste dès quinze ans aux réunions clandestines du Parti communiste. « En 1942, il participe à toutes les actions de résistance des FFI à l’est de Paris, sous les ordres de son frère : distribution de tracts, sabotage d’usines et de lignes téléphoniques, etc. Arrêté fin 1942 et emprisonné, il est déporté en juillet au Struthof puis à Dachau où il meurt à vingt ans en avril 1945. De sa jeunesse, il n’aura connu que la résistance et les camps. Le général de Gaulle lui a accordé, à titre posthume, les médailles de la Résistance et militaire. »
Raymond, Jean, Robert : trois Radiguet qui n’ont pas connu les mêmes destins mais ont été tous trois foudroyés en pleine jeunesse — l’aîné dans la gloire littéraire, les cadets dans l’ombre héroïque du combat contre l’envahisseur. La célébrité du premier a éclipsé le sacrifice des deux autres vingt ans plus tard : il est sans doute temps de leur rendre justice.
L’écho lointain du bolchevisme
L’écrivain de 1923, lui, n’est pas militant. Il vit une ascension sociale. « Du Diable au Bal, nous changeons de milieu », note très justement le préfacier Bernard Pingaud dans l’édition Folio du second. « Une distance considérable sépare le pavillon de banlieue des Grangier et le salon des Orgel. Cette distance, c’est celle que Radiguet franchit, âgé de dix-sept ans, quand Max Jacob et Cocteau l’introduisent dans leur bande, lui font connaître la princesse Murat et les Beaumont. »
On trouve peu d’allusions de Raymond au communisme, sinon quelques phrases sur la Révolution russe dans Le Bal du Comte d’Orgel. Elles émanent d’un représentant du camp vaincu : le prince Naroumof, aristocrate déchu et exilé avec l’arrivée au pouvoir des Bolcheviks, prononce devant les Orgel de fort stoïques considérations : « — Peut-on rendre les hommes responsables d’un tremblement de terre ? Ce qui doit arriver arrive. Je crois que la France est trop disposée à juger la révolution russe d’après la sienne. Mais, outre que dans un pays aussi étendu que le nôtre les choses se passent forcément de toute autre manière, le mot révolution m’a toujours semblé impropre pour définir ce qui arrive chez nous. C’est un cataclysme, ce que vous voudrez, mais pour moi, je me refuse à accuser les malheureux qui m’ont fait tant de mal. Pour vous prouver que tout ce que vous savez sur la Russie, continua Naroumof, n’est peut-être pas exact, pensez que l’on m’a dit assassiné. Or on n’a jamais touché à un de mes cheveux. Il est vrai, ajouta-t-il sombrement, qu’en me laissant la vie ils m’ont ôté les raisons de vivre. »
En fouillant dans les Œuvres complètes, on trouve à la section « Manuscrits achevés et inachevés », une ébauche intitulée De droite et de gauche avec ces remarques disparates :
« La gauche littéraire. Il y a eu un moment où ce n’était pas ridicule de dire la gauche. Maintenant il ne peut plus y avoir que de droite. Il ne peut plus y avoir d’avant-garde.
La droite au lieu d’être une chose morte est devenue une chose vivante. Les réactionnaires de tous temps ont eu le dessous. Aujourd’hui ils auront le dessus – s’expliquer sur le sens du mot réaction. […]
C’était une idée que j’entendais exprimer très souvent, il y a quelques années, et qui m’emplissait de fureur : Nous ne sommes pas soutenus par la gauche, les socialistes – le parti socialiste se meurt.
Le Diable au corps. J’ai dit à tout le monde que rien ne m’aurait été plus pénible que d’être soutenu par la gauche. Il n’en a heureusement rien été. »
Faire la vérité
Le centenaire de la disparition de Raymond Radiguet est l’occasion de (re)lire et de faire (re)lire le Diable et le Bal, et de découvrir les écrits esthétiques ou journalistiques d’un écrivain à nul autre pareil. Il est désormais possible de trancher l’écheveau de légendes et d’arrangements qui entoure sa courte vie, notamment à l’initiative de Cocteau, l’amoureux éconduit. « Cocteau est un conteur, et il « brode » à merveille », remarquent Chloé Radiguet et Julien Cendres auprès de Commune. « Accablé de chagrin, sans doute désespéré par la mort de Raymond, il a eu besoin – comme d’une thérapie – de réécrire l’histoire. Et, entre la disparition de Radiguet et la sienne, il a disposé de quarante années pour bâtir une légende, sans cesse enrichie au fil du temps – au point que, d’une version à l’autre, il se contredit lui-même. La mémoire n’est pas toujours fidèle. Par exemple, Cocteau se « souvient » s’être rendu le 20 décembre 1927 à l’inauguration de La Coupole, à Montparnasse, en compagnie de Raymond… soit quatre ans après sa mort ! »
Le réenchantement coctalien s’insinue jusque dans la mort tragique de Raymond. L’auteur de La machine infernale prétend avoir assisté à l’agonie du jeune homme, ce qui est faux, comme nous le confirment ses biographes : « Jean Cocteau et sa mère se sont bien rendus à la clinique de la rue Piccini où était hospitalisé Raymond, mais ils sont restés dans le salon d’attente par crainte de la contagion. De plus, Raymond était athée, comme ses parents : les paroles que lui attribue Cocteau – « Je vais être fusillé par les soldats de Dieu… » – relèvent donc forcément de l’invention. Il est d’ailleurs avéré que Raymond Radiguet est mort à cinq heures du matin. Seul. Absolument seul. »
Maxime Cochard
[1] Nathalie Heinich, Le wokisme serait-il un totalitarisme ? Albin Michel, 2023, pp. 11-12.