L’immense Maurice Druon n’a que peu de cartes dans sa manche pour rester au goût du jour. Ce Résistant, neveu de Joseph Kessel et coauteur avec lui des paroles du magnifique Chant des Partisans n’intéresse guère notre époque. Comment le pourrait-il, lui qui fut un académicien rétif aux « innovations » langagières, un dinosaure archi-conservateur favorable à la peine de mort, un récipiendaire oublié du Prix Goncourt pour son roman Les grandes familles ? C’est méconnaître le monument dont il a publié voici bientôt soixante-dix ans le premier jalon : Les Rois maudits.
Les Rois maudits sont fondés sur une légende. Nous sommes au début du XIVe siècle. Philippe le Bel, instaurateur d’un État féodal moderne, écrase l’Ordre des Templiers pour concentrer le pouvoir et l’argent entre ses seules mains. Le Grand Maître du Temple, Jacques de Molay, conduit au bûcher, hurle une malédiction au Roi et à ses descendants alors qu’il est dévoré par le feu : « Pape Clément ! Chevalier Guillaume ! Roi Philippe ! Avant un an, je vous cite à comparaître devant le tribunal de Dieu pour y recevoir votre juste châtiment. Maudits ! Maudits ! Soyez tous maudits jusqu’à la treizième génération de vos races ! » Or, en peu d’années, le roi, ses successeurs, son pape et ses grands ministres meurent les uns après les autres. Dieu a-t-il abandonné les Capétiens pour les punir de leurs crimes ?
C’est avec cette intrigue, merveilleusement tissée dans Le Roi de fer, publié en 1955, que Maurice Druon met la première pierre à sa cathédrale littéraire. Dans sa préface de 1965 à l’édition révisée avec minutie, il commente son propre ouvrage : « Romans de rédaction rapide, et qui se voulaient de lecture aisée, Les Rois maudits, du fait d’un goût partagé de l’auteur et du public pour les résurrections du passé, se sont trouvés prendre une place privilégiée parmi mes travaux. […] J’avoue que lors de la composition des Rois Maudits, et pressé quelque peu par l’amicale impatience que me manifestaient et l’éditeur et les lecteurs, j’ai accordé moins de soin à la forme qu’à la recherche documentaire, la vraisemblance des personnages, et la poursuite d’une sorte de méthode du roman historique qui permît l’exercice de l’imagination sans s’écarter du réel. »
Le roman historique, c’est sa nature même, s’éloigne de la scrupuleuse chronique du temps passé : il y a dans ces pages autant d’invention que de réalité. Ainsi, la malédiction de Jacques de Molay est un mythe. On apprend en outre dans la très sérieuse Nouvelle histoire du Moyen Âge (Seuil, 2021, sous la direction de Florian Mazel) que le « trésor des templiers », que Druon voit comme le mobile de la manœuvre royale, n’a en fait pas été capté par l’État mais au contraire récupéré par l’Église une fois l’Ordre du Temple décapité.

La peinture romanesque d’un complot du monarque qui se retourne contre lui-même ne tient pas devant les faits. Tout l’enjeu narratif des Rois maudits est ailleurs : c’est celui de prêter vie et figure humaine à ces gisants de Saint-Denis que sont Philippe le Bel ou Louis X le Hutin, et à la myriade d’épouses, de ministres, de connétables, de banquiers, de douairières, de chevaliers et de valets qui leur font cortège.
Emblématique est, à ce titre, la fabuleuse scène de la chasse à courre en la forêt de Pont-Sainte-Maxence à la fin du Roi de fer. Nous ne sommes pas seulement ici devant la page d’un roman historique particulièrement bien « ficelé », mais devant un œuvre littéraire véritable.
Ce n’était point le roi qui avait perdu la chasse, mais tout le reste de la compagnie. Philippe le Bel ressentit un plaisir de jeune homme à penser qu’il allait forcer le grand dix-cors, seul avec son chien préféré [Lombard].
Il remit son cheval au galop et, sans notion du temps, à travers champs et vallons, sautant les talus et les barrières, il suivit Lombard. Il avait chaud et la sueur lui ruisselait tout le long du dos.
Soudain, il aperçut une masse sombre qui fuyait sur la plaine blanche.
« Taille-hors ! hurla le roi. À la tête, mon Lombard, à la tête ! »
C’était bien le cerf d’attaque, un grand animal noir à ventre beige. Il n’avait plus son allure légère du début de la chasse ; son échine dessinait cette forme de hotte dont avait parlé le paysan, et qui décelait la fatigue ; il s’arrêtait, regardait en arrière, repartait d’un bond pesant.
Lombard aboyait plus fort de chasser à vue, et gagnait du terrain.
La ramure du dix-cors intriguait le roi. Quelque chose y brillait par instants, puis s’éteignait. Le cerf n’avait rien pourtant des bêtes fabuleuses dont les légendes étaient pleines, tel le cerf de saint Hubert, infatigable, avec sa croix d’église plantée sur le front.
Celui-ci n’était qu’un grand animal épuisé, qui avait fait une chasse sans finesse, filant droit devant sa peur à travers la campagne, et qui serait bientôt aux abois.
Ayant Lombard aux jarrets, il pénétra dans un boqueteau de hêtres et n’en ressortit point. Et bientôt la voix de Lombard prit cette sonorité plus longue, plus haute, à la fois furieuse et poignante, que les chiens émettent quand l’animal qu’ils poursuivent est hallali.
Le roi à son tour entra dans le boqueteau ; à travers les branches passaient les rayons d’un soleil sans chaleur qui rosissait le givre.
Le roi s’arrêta, dégagea la poignée de sa courte épée ; il sentait entre ses jambes cogner le cœur de son cheval ; lui-même était haletant et aspirait l’air froid à grandes goulées. Lombard ne cessait de hurler. Le grand cerf était là, adossé à un arbre, la tête basse et le mufle presque à ras du sol ; son pelage ruisselait et fumait. Entre ses bois immenses, il portait une croix, un peu de travers, et qui brillait. Ce fut la vision qu’eut le roi l’espace d’un instant, car aussitôt sa stupeur tourna au pire effroi ; son corps avait cessé de lui obéir. Il voulait descendre, mais son pied ne quittait pas l’étrier ; ses jambes étaient devenues deux bottes de marbre. Ses mains, laissant échapper les rênes, restaient inertes. Il tenta d’appeler, mais aucun son ne sortit de sa gorge.
Le cerf, la langue pendante, le regardait de ses grands yeux tragiques. Dans ses ramures, la croix s’éteignit, puis brilla de nouveau. Les arbres, le sol et l’ensemble du monde se déformèrent devant les yeux du roi, qui ressentit comme un effroyable éclatement dans la tête ; puis un noir total se fit en lui.
Le génie de Druon est de plonger le lecteur dans un lexique médiéval, recourant ici au vocabulaire particulièrement spécifique, sublime et archaïsant de la vénerie, tout en prêtant à ses personnages des pensées et des gestes ressortissant de la vie quotidienne, en une sorte de dialectique littéraire : mythification d’une part (personnages historiques, langue ancienne, décor moyenâgeux), banalisation de l’autre (appétits humains — trop humains — exprimés par focalisation interne : ambition, désir, angoisse devant la mort…).
Mais est-ce réellement Druon qui a rédigé Les Rois maudits ? La série aurait été écrite avec une équipe de collaborateurs, lesquels ont réalisé au moins l’imposant travail de documentation nécessaire à la rédaction. Parmi eux, remerciés en début de volumes, des grands noms comme ceux de Mathieu Galey et d’Edmonde Charles-Roux. Interrogé sur ce point par Thierry Ardisson à la fin de sa vie, Druon répond par une pirouette : il avait bien des collaborateurs qui lui faisaient des fiches, mais, mécontent de leur travail, il a dû tout réécrire lui-même !

La saga connut un succès planétaire (autorisée en URSS, elle s’y vendit par millions sous Brejnev), et fut adaptée à la télévision en 1972 et 2005. Les téléfilms mettaient notamment l’accent sur la rivalité entre les personnages de la Comtesse Mahaut et son neveu Robert, se disputant furieusement le Comté d’Artois par mille manœuvres et coups bas.
Dans les années 2000, alors qu’elle semblait tomber doucement dans l’oubli, elle fait retour par l’intermédiaire d’une autre série, Le Trône de fer de l’américain Georges R. R. Martin. Celui-ci cite Les Rois maudits comme source majeure d’inspiration pour son célèbre cycle de fantasy, au point de donner une courte préface à la réédition de l’intégrale des Rois maudits en un seul volume par Plon. C’est que les trahisons, les empoisonnements et autres évasions de la Tour de Londres fournis par l’histoire médiévale offrent un tissu dramatique suffisamment riche pour inspirer la fiction.
Difficile, une fois ces volumes refermés, de ne pas empoigner, cette fois-ci, quelque livre d’histoire. Les visages maussades des derniers Capétiens sur les fresques, revêtus de leurs manteaux fleurdelisés, s’animent soudainement pour nous d’une vie intérieure. Entre le roman et la science, il peut y avoir continuité. Et la démystification que les historiens opposent au romanesque, leur histoire par en bas, moins centrée sur les têtes couronnées, repérant loin des jeux de cour des forces multiples à l’œuvre, des mouvements socio-économiques sous-jacents plus décisifs que les batailles, n’en prend que plus de valeur.
Pour ceux qui voudraient, à l’aube du soixante-dixième anniversaire, découvrir ou redécouvrir Les Rois maudits, il existe en libre accès sur Youtube (pour combien de temps ?) dans sa version livre-audio, joué par l’excellent François Berland. Une étonnante performance de plusieurs dizaines d’heures où ce comédien de doublage multiplie les modulations pour interpréter les différents personnages. Quel souffle !
Maxime Cochard