Les éditions Tallandier publient un livre sur un sujet rarement évoqué en France : le siège de Leningrad par la Wehrmacht en 1941-1944 et les atrocités subies à cette occasion par la population de la ville. Mais l’ouvrage de Sarah Gruszka, issu de sa thèse et centré sur la lecture des journaux intimes des assiégés, déçoit.
En 1941, après le déclenchement de l’opération Barbarossa, d’emblée conçue comme une guerre d’élimination, l’armée allemande encercle la deuxième ville de l’URSS, Saint-Pétersbourg — alors nommée Leningrad. Les autorités soviétiques n’ont pas évacué la population civile. Les 2,5 millions d’habitants se retrouvent pris au piège barbare d’un siège qui va durer de longs mois. Durant cette épreuve terrible, la famine et les températures descendant en-dessous des -30° vont faire des centaines de milliers de victimes.

Sarah Gruszka est historienne, spécialiste de l’URSS stalinienne. Sa thèse sur ce sujet insuffisamment traité en France, et réalisée sous le patronage de Nicolas Werth, prend le parti de la micro-histoire. L’apport incontestable de son travail consiste dans la découverte et l’exploitation de dizaines de journaux intimes de citoyens léningradois assiégés, décrivant au jour le jour les privations, le froid, la famine, la mort, le désespoir.
Nicolas Werth, directeur de thèse, se fait également préfacier et vante un ouvrage qui « s’inscrit dans la lignée des grands livres qui révolutionnent notre connaissance, si longtemps déficiente, de la guerre à l’Est ». L’autrice, elle, s’appuie notamment sur le journal intime de Lena Moukhina que Nicolas Werth a préfacé, sur plusieurs autres livres de son directeur de thèse et sur l’ouvrage d’Alexandre Werth, père du précédent, consacré au siège.
D’emblée, l’autrice entend cibler, non sans une véhémence appuyée, le récit canonique du siège par l’historiographie soviétique : héroïsation déplacée, passage sous silence de l’incurie complète des autorités, minimisation des souffrances endurées et du nombre de victimes. La dictature soviétique a bien entendu façonné un récit de l’événement conforme à ses objectifs et à ses intérêts, ce que l’autrice dénonce avec force.
Pour ce faire, elle prend le parti pris de ne rien dire d’un certain nombre de sujets : « Un habitué de la version héroïsante qui remonte à l’époque stalinienne et prévaut encore dans la Russie de Poutine – ainsi que dans certains récits occidentaux calqués sur celle-ci — pourra donc s’étonner de ne rien trouver dans ce livre sur la Symphonie n°7 de Chostakovitch dédiée à Leningrad et jouée dans la ville assiégée à l’été 1942, ni sur la sauvegarde de la collection de graines de l’Institut russe d’horticulture ou des animaux du zoo de Leningrad malgré le contexte de famine, ni même sur le son du métronome provenant de la radio, sur les dons de sang et sur les travailleurs de choc de l’usine de Kirov. […] C’est justement tout le parti pris de ce livre de proposer une histoire par en bas pour en finir avec les poncifs hérités de décennies de censure et d’altération ».
Ici réside le problème majeur du projet. Car comme l’historienne l’a elle-même paradoxalement exposé, les Français ne connaissent pas ou peu cette « version héroïsante ». Le livre entend donc mener une bataille à chaque page contre un ennemi dont le lecteur ignore l’essentiel. Le public français, par définition non-familier des narratifs en cours dans la Russie de Poutine, se retrouve ici avec un texte condamnant sans cesse un adversaire pourtant escamoté. Il aurait été intéressant de déconstruire ces « idées reçues », pas si reçues que cela en Europe occidentale.
Passer sous silence l’histoire « par en haut » pour se focaliser sur les micro-récits pose un second ordre de problèmes, c’est la tendance (est-elle évitable ?) à la psychologisation. L’exploitation des journaux intimes pousse l’autrice à de longs et redondants développements sur le recours à l’écriture intime comme échappatoire à la catastrophe en cours, échappatoire que l’on retrouve dans les témoignages de l’univers concentrationnaire (Primo Levi, Varlam Chalamov).
L’onirisation de la situation aurait valeur thérapeutique. Sarah Gruszka produit alors de nombreuses élaborations de nature psychologique (« expulser le présent traumatique », « maintenir une pulsion de vie », « stratégies de distanciation », « dépersonnalisation de l’assiégé », « le psychisme altéré », « extinction émotionnelle », etc.). Le recours à ce registre n’aurait-il pas nécessité un travail préalable d’étaiement conceptuel, afin que la recherche historique ne puisse paraître rabattue sur une exploration psychologique aux critères scientifiques plus flous ?
Notons que dans cet environnement conceptuel micro-historique, tout acte et toute pensée des assiégés deviennent « stratégie », comme si les protagonistes, qu’on veut arracher à l’écrasement des structures de l’histoire par en haut, devenaient des agents lucides de leur trajectoire. Le risque existe de passer d’un extrême à l’autre, de répudier le récit mythifiant pour prendre pour argent comptant la narration biographique individuelle, pourtant non moins exempte de biais.
En définitive, on pourra utilement compléter la lecture de ce livre par le visionnage d’un film majeur sur l’histoire du siège de Leningrad : Journal du blocus, d’Andrei Zaitsev (2021), projeté au Festival du film russe de Honfleur de 2021. Un chef d’œuvre d’histoire par en bas qui, sur le mode de la reconstitution, n’a sans doute pas à rougir de sa valeur heuristique.
Journal du Blocus, Andrei Zaitsev (2021)
Maxime Cochard