Sur Facebook, des images émouvantes circulent : dessins d’enfants, larmes de chiens, solitude de personnes âgées… Toutes sont fausses, générées par IA, mais provoquent des torrents de commentaires bienveillants. Pourquoi tombons-nous dans le piège ? Parce que ces « boomers traps » exploitent notre besoin de nous sentir humains — et de le montrer.
Sur Facebook, un beau dessin coloré. En légende : « Ma fille l’a dessiné elle-même, mais elle était très triste parce que personne ne l’a félicitée. » Des centaines de réactions : « Bravo, c’est magnifique ! », « Elle a du talent, qu’elle ne doute jamais d’elle », « Courage petite ! ». Sauf que l’enfant n’existe pas, pas plus que le dessin. L’image est générée par intelligence artificielle. Le commentaire, copié-collé. Le compte, fictif. Bienvenue dans l’univers des boomers traps.

Ces pièges numériques sont conçus pour susciter une émotion immédiate : la tristesse, l’empathie, la compassion, parfois une révolte douce. Ils jouent sur des déclencheurs psychologiques simples : un enfant qui a du chagrin, un vieil homme esseulé, un animal fidèle oublié. Ce ne sont pas de fausses nouvelles au sens traditionnel du terme, mais plutôt des faux moments de sincérité, mis en scène pour attirer l’attention.
Leur but est simple : maximiser l’engagement. Plus de commentaires, plus de partages, plus de réactions. Chaque clic nourrit l’algorithme, gonfle la visibilité du post, valorise la page à des fins commerciales ou de diffusion virale. Il ne s’agit pas seulement de duper : il s’agit d’exploiter notre désir d’être bons.
Le besoin d’éprouver sa sensibilité
Car au fond, pourquoi ces pièges fonctionnent-ils si bien ? Parce qu’ils s’adressent à ce que nous avons de plus intime : le besoin de montrer que nous sommes humains. Réagir à ces images, ce n’est pas seulement consoler un enfant fictif : c’est affirmer publiquement qu’on n’est pas indifférent. C’est se distinguer symboliquement de la foule des distraits, des insensibles, des cyniques.
C’est un geste moral, mais aussi un acte de distinction sociale. Celui qui commente « Magnifique, elle peut être fière » ne parle pas qu’à la petite fille fictive : il se parle à lui-même, et à son réseau. Il affirme : je suis de ceux qui prennent le temps, de ceux qui savent encore s’émouvoir. Dans un espace numérique saturé, où l’indifférence est la norme, commenter devient un acte de résistance affective.
Mais cette mise en scène de la bienveillance est précisément ce que ces pièges exploitent. En fabriquant de toutes pièces des situations de détresse affective, ils monétisent notre besoin d’émotion. Ils ne vendent pas une opinion, mais un réflexe. Et ce réflexe — l’interaction — devient la matière première de l’économie de l’attention.
Ce que ces contenus nous arrachent, ce ne sont pas nos données bancaires ou nos opinions politiques : ce sont nos gestes d’humanité les plus simples, recyclés en carburant algorithmique. La sincérité n’est pas niée, elle est absorbée, digérée, et transformée en signal commercial.

Résister sans mépris
Il serait trop simple de se moquer de ceux qui tombent dans le piège. Car ce piège parle de nous tous. Il révèle notre besoin d’éprouver notre propre bonté. Il nous montre à quel point nous voulons encore croire que le web peut être un lieu de consolation, de tendresse, de petite fraternité.
Dans ce monde numérique où tout s’achète et se calcule, la compassion est devenue un produit comme un autre. Plus sournoise que la désinformation, plus douce que la propagande, cette marchandisation de l’affect fait glisser l’empathie dans le champ de la performance sociale.
Alors que faire ? Certainement pas moquer les crédules. Il ne s’agit pas d’être plus malin, mais d’être plus lucide. Il s’agit d’apprendre à détecter les mises en scène émotionnelles, à s’interroger sur nos propres automatismes : Pourquoi ai-je envie de commenter ? Pour qui ? Pour quoi ?
Il s’agit aussi de résister sans se durcir, de garder notre capacité à être touché, sans la laisser exploiter. De ne pas se laisser manipuler… sans sombrer dans le soupçon généralisé.
Les boomers traps ne sont pas une menace existentielle. Mais ils sont un symptôme. Celui d’un internet qui mime les liens humains pour en tirer profit. Celui d’une société où l’émotion vraie devient une ressource, une monnaie, un levier de viralité. Ils nous rappellent que même les gestes les plus sincères peuvent être détournés — et que préserver la vérité de nos élans suppose désormais un effort de lucidité.

Maxime Cochard est spécialiste en communication institutionnelle et auteur. Il a dirigé des campagnes de recrutement pour le secteur public et accompagne aujourd’hui des projets éditoriaux et culturels.