À la veille de la Fête de la Musique 2025, des rumeurs de « piqûres sauvages » se propagent sur les réseaux sociaux. Analyse d’un étrange phénomène conspiratif.
Dans la journée du vendredi 20 juin 2025, d’étonnants messages deviennent massivement viraux sur les réseaux sociaux. Formulés en termes très vagues et dépourvus de source, quoique relayés par des comptes à forte audience, ils affirment que des hommes malveillants auraient annoncé, sur certains « réseaux sociaux » (Snapchat est parfois mentionné), avoir l’intention de profiter de la Fête de la musique du lendemain pour « piquer » des femmes avec des seringues. Il s’ensuit un appel à la plus grande vigilance pour les participants aux célébrations.


Dès leur apparition, ces messages anxiogènes auraient dû susciter l’incrédulité : pourquoi un homme malveillant qui aurait l’intention de commettre un acte grave prendrait-il le risque de l’annoncer publiquement sur les réseaux sociaux ? Pourquoi, de plus, une information d’une telle gravité ne comportait aucun exemple, aucune capture d’écran, aucune source, aucune mention de nom, de lieu, de date ? Mais au lieu d’une légitime méfiance, c’est au contraire à un mécanisme d’emballement qu’on a assisté. Nombreux sont ceux qui ont cru bien faire en relayant la rumeur : le lendemain, 21 juin, allait être le théâtre de « piqûres sauvages » à grande échelle, il convenait que chacun prenne ses dispositions et se montre particulièrement vigilant.
Un scénario particulièrement anxiogène
Observons que la peur de la piqûre, administrée à l’insu du fêtard par un contaminateur de l’ombre, relève d’un motif narratif puissant. On l’a vu à l’occasion du Covid et des campagnes de vaccination : l’inoculation d’un corps étranger au moyen d’une aiguille, même sous prétexte médical et curatif, convoque déjà nombre de craintes dans la population. Le percement par une seringue de la barrière – aussi physique que symbolique – de l’épiderme a de quoi susciter un premier niveau d’agitation et d’inquiétude[1]. Mais que l’on ajoute à cela l’idée d’une piqûre « cachée », par un piqueur invisible, avec un liquide inconnu aux effets potentiellement terribles : voilà un scénario d’épouvante propre à susciter la panique.
Il est vrai que le phénomène de la « soumission chimique » s’est vu il y a quelques mois catalysé mondialement par le procès de Mazan. D’où, peut-être, la lecture « féministe » de la rumeur des piqûres de la Fête de la musique 2025 : il s’agirait bien « d’hommes » qui auraient l’intention de s’en prendre à « des femmes ». Le récit d’une blessure infligée par seringue, de l’empoisonnement en somme, se voit compliqué, raffiné par un deuxième motif, celui de la prédation sexuelle : l’empoisonnement viserait la soumission des victimes et reconduirait la domination masculine, « patriarcale », partout dénoncée.
Le scénario proposé dispose également de puissants traits conspiratifs : des hommes malveillants ont préparé des actes d’empoisonnements à visée de soumission sexuelle des femmes. N’est-il pas étrange que plusieurs violeurs (coalisés ?) annoncent à l’avance la date de leurs crimes à venir, permettant ainsi aux potentielles victimes de leur échapper ? L’irrationalité flagrante du motif complotiste, on le sait, n’altère malheureusement pas sa crédibilité.
De fait, y compris dans les médias réputés sérieux, le traitement médiatique des piqûres et de la soumission chimique n’échappe pas à l’utilisation de termes vagues potentiellement banalisants et généralisants, qui donnent à penser qu’il s’agit d’un méfait largement répandu. Cet article de France 3 Nouvelle Aquitaine l’affirme, sans toutefois citer de chiffre, d’étude ou d’enquête : « Les victimes sont fréquentes, autant en milieu festif que dans le cercle proche ».

Vigilantisme citoyen
Les réseaux sociaux ont diffusé la rumeur et donc l’angoisse de la piqûre. Mais ils ont également diffusé « l’antidote » : le vigilantisme des citoyens[2] face aux piqueurs de l’ombre. Ainsi, certains qui s’inquiétaient de ce qui pouvait advenir le 21 juin 2025 ont imaginé des solutions.

Ce message, abondamment relayé, avait le mérite de faire d’une pierre deux coups : alerter et proposer une tactique défensive. C’est peut-être ce qui a fait sa force virale. Mais une lecture attentive ne pouvait pourtant, là encore, que susciter la méfiance du récepteur : le code proposé pour sauver les femmes en danger des hommes piqueurs manquait de sérieux. En effet, la marque H&M est si courante et ses vêtements si répandus que le mot de passe ne pouvait qu’engendrer un important risque d’erreurs, de confusions et de quiproquos. N’importe quelle jeune femme effectivement vêtue d’un haut H&M pouvait, face à des justiciers inquiets, susciter involontairement la mise en accusation de ses accompagnateurs, de ses voisins ou des individus présents à proximité, avec possible complications (dénonciation, bagarres, arrestations, lynchages…).
D’où vient la puissance d’un tel visuel sur les réseaux sociaux ? Peut-être de la vertu qu’il permet de faire rejaillir sur celui qui le relaie. Faire circuler ce panneau sur son propre compte Instagram, avec sa double dimension d’alerte et de pseudo-solution, peut permettre de donner de soi une image de citoyen bien informé (premier niveau), attentif aux dangers encourus par les femmes (deuxième niveau), soucieux d’apporter des solutions pratiques (troisième niveau).
Prenons le cas d’un jeune homme qui utiliserait son compte personnel pour dupliquer ce visuel : il se place d’emblée dans le camp des non-piqueurs, montre aux femmes qu’il est solidaire d’elles dans le contexte de l’empoisonnement patriarcal qui se prépare, et utilise son compte comme caisse de résonance pour faire connaître le « mot de passe H&M » : triple exhibition de vertu citoyenne dont il est en droit d’attendre un certain bénéfice narcissique.
Que s’est-il passé le 21 juin 2025 ?
Après plus de vingt-quatre heures de circulation intensive de ces différents messages sur les réseaux sociaux et dans les conversations des jeunes, qu’en a-t-il réellement été le 21 juin 2025, lors de la Fête de la Musique ? D’après Le Figaro, « les policiers affichent la plus grande prudence au lendemain de la mystérieuse vague de piqûres « sauvages » perpétrées pendant la Fête de la musique, dans la nuit de samedi à dimanche dernier. Au total, 145 femmes disent avoir été ciblées sur tout le territoire, sans qu’aucune piste sérieuse émerge encore. Selon nos informations, les faits ont été signalés dans une trentaine de villes et quatorze auteurs présumés de piqûres, désignés comme tels par des témoins, ont été interpellés. » Ainsi, le chiffre de 145 dénonciations de piqûres vient en apparence apporter la confirmation objective que la rumeur était fondée.
Ici, la boucle de rétroaction propre à toute rumeur complotiste trouve sa réalisation parfaite : le ouï-dire annonce qu’un crime va avoir lieu, suscitant la vigilance des victimes potentielles qui, pour certaines, voient la fatalité se concrétiser d’autant plus facilement que le crime est défini de façon particulièrement large et vague[3], voire n’est pas défini du tout. « J’avais bien raison d’avoir peur ! ».
Des « témoignages » de jeunes hommes hospitalisés, soi-disant pour piqûre sauvage, sont apparus sur les réseaux sociaux le 22 juin. Outre le fait que la cause réelle de leur hospitalisation n’est jamais prouvée, ces cas manquent de crédibilité au vu du chiffrage policier qui ne mentionne que des femmes. L’intéressant est qu’ils contredisent le récit complotiste lui-même, construit sur l’idée d’une prédation sexuelle des femmes par les hommes.
Alors qu’aucun cas de contamination effective n’a été prouvé, certains responsables politiques, soucieux de marteler le message d’un pays en proie à l’insécurité ou à « l’ensauvagement », se sont empressés de reprendre pour argent comptant l’idée de piqûres sauvages et d’accuser le gouvernement d’inaction voire de laxisme dans cette affaire. Nos jeunes filles ne peuvent plus désormais faire la fête en paix…

L’article déjà mentionné du Figaro poursuit : « À Auxerre (Yonne), un homme a été appréhendé après avoir été reconnu par cinq personnes tandis que, à Lyon (Rhône), les policiers ont dû faire usage de gaz lacrymogène pour disperser un groupe de personnes qui voulaient « lyncher » deux présumés « piqueurs », de nationalité algérienne. D’autres suspects ont été placés en garde à vue à Metz, Rouen Angoulême, Val d’Yerres ou encore à Paris, où treize victimes ont été recensées. « Pour l’heure, aucune victime n’a fait état d’agression sexuelle ou de vol consécutifs à la piqûre, souligne la commissaire Agathe Foucault, porte-parole de la police nationale. Les plaignantes ont la sensation d’avoir été piquées, sans que l’on puisse en identifier la trace physique au moment des constatations. » Toutes ont donc effectué des tests toxicologiques et VIH avant d’être entendues en vue d’un dépôt de plainte. Dans l’attente des résultats des laboratoires, aucune victime ne présente de signe médical inquiétant. Toujours selon nos informations, il a été établi que l’une d’elles a été piquée avec un simple cure-dents. »
Un sous-texte haineux
Les cas contemporains de légendes urbaines et de « grandes peurs » diffusées par les réseaux sociaux comportent fréquemment un sous-texte de type raciste[4]. C’est par exemple le cas de la légende urbaine des enlèvements pour trafic d’organe en 2022 : « Les désignés coupables étaient, là encore, des personnes originaires des pays de l’Est (Roumanie, Kosovo, etc.) », établit Le Monde. C’était déjà le cas de la « Rumeur d’Orléans » en 1969 selon laquelle des jeunes femmes étaient enlevées dans les cabines d’essayage de plusieurs magasins de vêtements de la ville, tous tenus par des Juifs, « en vue de les prostituer à l’étranger dans le cadre de la traite des Blanches ».
Le cas des piqûres sauvages revient en fait à toutes les Fêtes de la musique depuis au moins 2022. Dans les années 1990, les rumeurs de piqûres sauvages avaient alors pour théâtre les boîtes de nuit et avaient partie liée à la peur de la contamination par le VIH-Sida. A l’ère de #MeToo, la grande peur du Sida a été largement supplantée dans les mentalités par celle des agressions sexuelles, et c’est désormais la « drogue du violeur », le GHB, qui serait inoculée par les inévitables seringues. Problème : le GHB est inoffensif par injection. Ici encore, l’emballement conspiratif ne s’embarrasse pas de la factualité.

Le Figaro exhume un article scientifique qui fait remonter les premières occurrences de la rumeur des piqûres à la Restauration : « Comme l’a écrit l’historien Emmanuel Fureix dans la Revue d’histoire moderne et contemporaine (juillet-septembre 2013), des « piqueurs » de femmes sous la Restauration étaient déjà au cœur d’une « histoire de peur urbaine » : « Entre août et décembre 1819 à Paris, près de 400 femmes – quelques hommes – déclarent avoir subi un nouveau type de violences, des piqûres infligées incognito dans l’espace public, à l’aide de stylets, aiguilles, poinçons ou cannes munies de dards. », écrit l’universitaire. »
Ainsi, on peut d’ores et déjà l’affirmer : à l’approche du 21 juin 2026, d’honnêtes citoyens utilisateurs des réseaux sociaux vont comme par magie diffuser d’inquiétants messages d’alerte sur un complot de piqueurs masculins qui s’apprêterait à passer à l’acte. Il en va de la rumeur comme de la bêtise : elle insiste toujours.
Maxime Cochard
Cette tribune a originairement été publiée sur Medium.
[1] Molière en jouait déjà dans son théâtre avec la mise en scène de médecins manipulant leurs seringues à clystère.
[2] Sur la notion de « vigilantisme », lire Fiers de punir. Le monde des justiciers hors-la-loi, de Gilles Favarel-Garrigue et Laurent Gayer, Seuil, 2021.
[3] On peut lire par exemple dans l’article du 8 mai 2025 de France 3 Nouvelle Aquitaine déjà mentionné : « Parmi les vingt-huit étudiants [de la classe de BTS du Lycée Beaupeyrat de Limoges] qui participent à ce projet, deux d’entre eux pensent avoir été victimes de soumission chimique en milieu festif. « Pour moi, c’était dans une boîte de nuit de Limoges en 2022. Je suis allé danser, sans prendre mon verre. Je l’ai bu plus tard dans la soirée et je me suis senti mal. Je suis tout de suite rentré chez moi », se remémore Eddy, 22 ans. »
[4] On pourrait évoquer ici un type de « racisme d’en bas » : les rumeurs complotistes et autres légendes urbaines qui désignent Juifs, Roms ou séropositifs comme criminels et en font de potentielles cibles de lynchages trouvent leur terreau dans les catégories populaires et sont entre autres relayées par des personnes issues de l’immigration.